Vous avez choisi un programme profondément ancré dans la grande tradition chorale germanique, un répertoire assez inhabituel pour Les Cris Paris. Pourquoi ce choix ?
Ce programme est effectivement ancré dans la tradition germanique, répertoire dans lequel Les Cris de Paris se sont illustrés le plus ces dernières années même si, pour ma part, je connecte absolument tout ce répertoire à Jean-Sébastien Bach et aussi à Heinrich Schütz. On tourne encore avec le programme « David et Salomon » – autour des psaumes les plus spectaculaires des Psalmen Davids (1619) de Heinrich Schütz – que nous avons enregistré chez harmonia mundi en 2022, dans lequel tous les enjeux du répertoire qu’on va interpréter le 22 août sont posés et peut-être même pour la première fois. On a la tradition luthérienne, qui est la base de toutes ces polyphonies, mais sans l’impulsion de l’écriture italienne, notamment du double chœur, importée de Venise par Schütz, la musique n’existerait pas du tout de cette façon.À l’origine, Les Cris de Paris sont un chœur de chambre. Même si ces dernières années nous avons souvent chanté dans des effectifs variables, avec beaucoup de un par voix, je dirais que la base de notre culture ce sont les grands Mendelssohn, les grands Brahms et c’est aussi la base de ma formation de chef.
Peut-on dire qu’il est assez exceptionnel d’entendre un programme comme celui-ci en France ?
Oui, il devient assez rare d’entendre ce répertoire en France, ce que je déplore. C’est l’une des raisons pour lesquelles, depuis plusieurs années, j’entreprends de monter une production comme celle-ci, ce qui a été rendu possible grâce à des discussions avec François Delagoutte.
Il y a une vingtaine d’année en France, il n’était pas rare d’entendre du Brahms, du Schumann ou du Wolf avec l’effectif adéquat, que se soient avec des chœurs professionnels comme Accentus et les Éléments, ou que ce soient avec de grands amateurs. On entendait ce répertoire aussi avec des ensembles étrangers : j’ai entendu le Nederlands kamerkoor, le RIAS Kammerchor, entre autres, chanter ce répertoire. Il y avait un grand engouement pour le chant choral et la pratique du chœur de chambre. Aujourd’hui, s’il existe encore dans des salles de concert, le répertoire que nous allons interpréter est souvent défendu par des effectifs qui ne sont absolument pas les bons : 16 chanteurs, maximum 20… c’est comme si on interprétait des symphonies de Mozart avec un double quintette et que ça ne dérangeait personne !
Il y a cette double cause à la disparition de ce répertoire de nos salles de concerts : d’une part il n’est pas servi par les bons effectifs, donc il est moins attrayant et d’autre part, je crois qu’il y a un grand engouement pour ces musiques mais que nous n’avons pas compris qu’il fallait entretenir la flamme et non pas les traiter comme des reliques.
Il faut faire en sorte que ce patrimoine soit corrélé à un savoir-faire de la part des artistes et là j’ai l’impression qu’on est presque en train de sauter une génération d’ensembles. En enseignant à Lyon, j’ai pu constater que beaucoup de jeunes chefs ne connaissent pas ce répertoire alors que ma génération était d’abord formée à ce répertoire et aux spécificités du chœur de chambre. Pour cela, il fallait aller en Allemagne, en Hollande, en Suède pour entendre les ensembles.
Nous étions conscients que c’était la base, avant de passer ensuite des commandes à des compositeurs et compositrices pour cet effectif si particulier de 32 chanteurs et chanteuses.
Dans le répertoire choral allemand de Bach à Schönberg, les œuvres ne manquent pas. Comment avez-vous sélectionné celles du programme ?
J’essaie de faire en sorte que tout programme de type récital puisse avoir sa dramaturgie interne, éventuellement quitte à ce qu’elle nous échappe, que ça puisse raconter aux spectateurs et spectatrices quelque chose d’autre qu’une liste de pièces. Ça peut venir de la musique elle-même, mais ça peut aussi être lié également à des considérations historiques ou littéraires et bien sûr à la façon dont chacun et chacune s’emparera de ces pièces et de l’ordre dans lequel nous avons décidé de les enchaîner.
J’étais face à un grand désir de repratiquer cette musique donc j’avais envie de tout faire, toutes les pièces qui ont été déterminantes pour moi dans ma vie à des moments différents. Cependant, j’essaie toujours d’éviter de faire des programmes de type « colloque », avec des pièces qui auraient une logique trop évidente d’être mise ensemble.
Je suis donc partie d’une liste de pièces beaucoup trop importantes et j’ai « tranché », en enlevant notamment ce qui empêcherait de créer des connexions. J’espère que chaque pièce de ce programme, prise à n’importe quel endroit et à n’importe quel moment ira bien avec une autre, qui va permettre à une autre d’être éclairée ou de retentir d’une façon singulière…
J’ai essayé de faire en sorte que le programme soit plus vaste que quelque chose de strictement religieux. Évidemment, les psaumes de Mendelssohn et les grands doubles chœurs de la fin de la vie de Brahms étaient très pertinents, mais ce qui m’intéressait c’était que le propos, s’il était religieux, puisse être un peu disons syncrétique et puisse dépasser le cadre des mots, qui enferme un peu, dans les psaumes notamment.
Le Requiem de Peter Cornelius, le O Tod, wie bitter bist du de Max Reger ou encore toutes les prières de Hugo Wolf sont religieuses mais pas du tout liturgiques et ont des propos qui dépassent le cadre du dogme. Cela m’intéressait pour que ce soit autant de réponses à cette question posée par le Warum ? de Johannes Brahms.
Il y a également un autre fil rouge, qui est l’ombre de Jean-Sébastien Bach, d’ailleurs nous commencerons la deuxième partie avec un arrangement de Dieter Schnebel sur le 1er contrepoint de L’Art de la fugue, pour dire que partout dans ces pièces il y a du Bach qui se diffuse. Du Bach, dont Max Reger disait que c’était « la fin et le commencement de tout ». Je crois qu’il n’y a pas de pièce dans ce programme où il n’y a pas plus ou moins une référence à la musique de Bach ou au geste de Bach.
Et pour finir, il y a l’idée aussi de magnifier cet instrument de 32 voix qu’est le chœur de chambre. C’est ce qui m’a fait choisir des pièces qu’au départ je n’aurais pas choisi, parce qu’elles ne sont pas « authentiques » : les pièces de Clytus Gottwald d’après Gustav Mahler. Ce sont des arrangements puisque Gustav Mahler n’a pas écrit de musique vocale a cappella, à part dans une de ses symphonies, mais je trouvais intéressant que cette musique du passé ait aussi inspiré au XXe siècle des écritures qui étaient elles-mêmes inspirées par l’instrument qu’est le chœur de chambre. Ça contracte deux époques dans quelque chose qui parle aussi bien de la langue allemande que de l’instrument spécifique.
Retrouvez Geoffroy Jourdain et les Cris de Paris vendredi 22 août à 21h à la basilique de Vézelay.
